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Tu es aussi Shéhérazade vis-à-vis de toi-même.
Ce n’était pas une idée qu’il aurait pu analyser ou même comprendre, pas sur le moment ; il souffrait trop. Mais d’une certaine manière, il le savait bien, non ?
Pas toi. Les types qui suent du bournous dans l’atelier en bas. Eux savent.
Oui. Voilà qui sonnait juste.
Le grondement de la tondeuse enfla. Annie fut visible pendant un instant. Elle le regarda, le vit qui lui rendait son regard, et le salua d’un geste de la main. Il leva la sienne – celle qui avait encore un pouce dessus – en réponse. Puis elle sortit de son champ de vision. Bonne affaire.
Il arriva finalement à la convaincre que travailler, loin de lui faire perdre du terrain, allait lui en faire gagner… Il était hanté par la précision des images qui l’avaient attiré hors du nuage, et hanté était le mot exact : tant qu’elles n’auraient pas été couchées sur le papier, elles resteraient des ombres attendant d’être exorcisées.
Et bien qu’elle ne l’eût pas cru – sur le moment – elle l’autorisa tout de même à se remettre au travail. Non pas parce qu’il l’avait convaincue, mais à cause du il faut que.
Il n’avait tout d’abord pu travailler que par à-coups brefs et douloureux ; quinze minutes, une demi-heure si l’histoire l’exigeait. Mais même ces courtes séances restaient éprouvantes. Le moindre changement de position se traduisait par un violent réveil de son moignon, à la manière dont un tison s’enflamme avec vigueur sous l’effet d’une brise soudaine. Il subissait un vrai supplice pendant qu’il écrivait, mais ce n’était pas le pire. Le pire était les deux ou trois heures suivantes, lorsque le moignon en voie de guérison le rendait fou à force de démangeaisons qui bourdonnaient comme un essaim d’abeilles somnolentes sur la cicatrice.
Mais c’était lui qui avait eu raison, pas elle. Il ne redevint jamais réellement bien – cela lui était sans doute impossible dans une telle situation – mais sa santé s’améliora et il reprit quelques forces. Il avait conscience du rétrécissement de son horizon et de ses intérêts, mais il l’acceptait comme le prix à payer pour sa survie. Il était déjà miraculeux qu’il eût simplement survécu.
Assis devant la machine à écrire dont le sourire devenait de plus en plus édenté, et repensant à toute cette période faite de travail plus que d’événements, Paul acquiesça. Oui, il avait été sa propre Shéhérazade, supposait-il, de même qu’il était la femme de ses rêves lorsqu’il s’attrapait et se masturbait au rythme fiévreux de ses fantasmes. Nul besoin d’un psychiatre pour se rendre compte de l’aspect autoérotique de l’écriture ; on brandouille une machine à écrire au lieu de s’astiquer soi-même, mais l’un comme l’autre dépendent d’une imagination fertile, d’une main rapide et d’un engagement sans faille dans l’art de l’outrance.
Mais n’y avait-il pas aussi quelque histoire de baise là-dessous, même si elle était du genre le plus cérébral qui fût ? Parce qu’une fois qu’il s’y était mis… eh bien, elle se gardait bien de l’interrompre pendant qu’il travaillait, mais elle s’emparait de sa production quotidienne dès que la dernière page était sortie de la machine, ostensiblement pour y ajouter les lettres manquantes, mais en réalité – il ne l’ignorait plus maintenant, de même que les hommes sexuellement subtils savent si celles qu’ils ont draguées coucheront ou non à la fin de la soirée – pour s’injecter sa dose. Pour se payer son il faut que.
Le feuilleton. Oui, elle a régressé jusque-là. Sauf qu’au cours des derniers mois, elle a eu droit chaque jour ou presque à sa dose, au lieu que ce soit seulement le samedi après-midi ; et le Paul qui la lui procure est son écrivain de prédilection au lieu de son grand frère.
Ses séances à la machine à écrire devinrent peu à peu plus longues : la douleur s’amenuisait et il retrouvait une partie de son endurance… mais en fin de compte, il n’arrivait pas à écrire assez vite pour satisfaire aux exigences de l’idole.
Le il faut que qui les avait conservés tous les deux en vie – et c’était bien ça, sans quoi elle l’aurait assassiné depuis longtemps, se supprimant après – était aussi ce qui lui avait fait perdre le pouce. Horrible, mais également comique, d’une certaine façon. Voyons, Paul, un peu d’humour ; c’est bon pour ton sang.
Et dis-toi que ç’aurait pu être bien pire.
Tu aurais pu perdre ton pénis, par exemple.
« Et celui-là, je n’en ai qu’un », fit-il à haute voix, éclatant d’un rire frénétique dans la chambre vide, en face de la Royal tant haïe avec son sourire de sorcière. Il rit jusqu’à en avoir mal au ventre et au moignon. Jusqu’à ce que son esprit eût mal. À un moment donné, ce rire se transforma en horribles sanglots secs qui réveillèrent toutes ses douleurs, y compris dans ce qui restait de son pouce gauche. C’est seulement alors qu’il fut capable de s’arrêter. Il se demanda, d’une manière sinistre, s’il n’était pas sur le point de sombrer dans la démence.
Mais au fond, est-ce que cela avait de l’importance ?